Vers l’âge de 4 ans, ma mère m’a laissée seule devant l’immeuble où nous habitions jusqu’à ce qu’elle ait jeté les ordures. Mes voisines, plus âgées que ma mère et ayant des enfants plus âgés que moi, souriantes jusqu’aux oreilles, ont eu l’idée de s’approcher de moi avec tant de douceur et de délicatesse, comme le font les mères devant un petit bébé sans défense :

– Que fais-tu, Florina, tu es sortie ?

– Oui, répondis-je en souriant tout autant.

– Dis-nous, qu’as-tu mangé aujourd’hui, les femmes sont allées droit au but puisque j’étais face à elles. A quoi bon se présenter ?

– Un œuf, répondis-je, sur le ton le plus doux possible, car je n’avais que 4 ans et que j’étais un petit ange comme tous les enfants à cet âge innocent.

– Voila, ma chérie, elle a mangé un œuf… Celle qui avait entamé la conversation s’est tournée vers sa collègue. Elles ont alors toutes les deux éclaté de rire.

Pendant qu’elles riaient, ma mère est arrivée et m’a fait entrer dans la maison. Ma pauvre mère a entendu le dialogue et m’a raconté plus tard, quand j’ai grandi, que toutes les voisins de l’immeuble, me voyant si maigre, pensait que je n’étais pas assez bien nourrie. Ce n’était donc pas seulement moi qu’ils interrogeaient, mais aussi elle, en utilisant des questions déguisées du genre „Alors… qu’as-tu cuisiné aujourd’hui ?”.

La Florina de 4 ans a grandi depuis, mais elle a appris bien plus tard quand et comment mettre son masque. Ainsi, la plupart du temps, dans ma jeunesse, alors que les gens autour de moi portaient des masques, des lunettes teintées et même des gants pour s’assurer que personne ne puisse deviner leur langage corporel ou entendre leur respiration, j’étais la seule que la nature m’avait laissée. La seule sans masque dans un monde de masques. Et dans ma naïveté, après avoir mis mon âme sur le plateau (généralement devant la mauvaise personne), j’ai souvent fini par souffrir.. J’ai donc appris. De mes propres erreurs, malheureusement, et non, comme l’enseignent les sages, de celles des autres. J’ai appris à porter le masque. À le porter correctement et avec dignité pour me protéger des virus et des germes des autres.

Cela m’a pris du temps, mais je sais maintenant filtrer les informations que je transmets, omettre des choses si je ne veux pas parler de quelque chose en particulier, ne parler que lorsqu’on me le demande, ne pas révéler d’informations non sollicitées sur moi-même, donner autant que je reçois ou emballer les lignes les plus ennuyeuses dans des emballages joliment colorés, de la même manière qu’on range soigneusement les légumes qu’un enfant n’aime pas dans son assiette. Et surtout, j’ai appris et j’apprends encore à sélectionner mes interlocuteurs. 

Aujourd’hui, plus de trente ans après l’épisode avec les œufs, je suis encore assez ouverte pour répondre aux questions du genre sur ce que j’ai mangé. Mais il m’a fallu quelques années pour ne pas révéler les épices que je mettais dans mes plats, si je buvais un verre de vin pour accompagner le repas ou simplement de l’eau, avec qui je dînais et qui faisait la vaisselle. Parce qu’il s’agit de détails de notre vie privée et qu’ils doivent être protégés comme nous le pensons tous.

C’est mon droit de porter un masque, et dans un monde de masques, j’ai choisi de le faire.

Cet article est une traduction de mon article en langue roumaine Eram singura fara masca intr-o lume a mastilor, publié sur la magazine catchy.ro.

Source photo : un dessin de ma fille

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